Arthur Jobin, architecte de la couleur

Arthur Jobin, architecte de la couleur
par Christine Salvadé (1996)

L’homme. – C’était un lundi de Saint-Martin dans le Gros-de-Vaud qui l’ignorait. Brouillard et fraîcheur dans le petit village de Fey près d’Echallens. L’atelier d’Arthur Jobin, largement vitré comme il se doit, donne sur la cour un peu comme une boutique d’antiquaire. L’artiste est en vitrine. L’artiste? Comment le sais-tu, toi qui ne l’as jamais rencontré? Jobin a revêtu l’uniforme de la corporation: casquette évasée, gilet de laine vierge sur un gros pull, foulard serré autour de son cou, baskets blanches au fond d’une paire de jeans. En août 1997, l’homme fêtera ses 70 ans . Et l’artiste guère moins d’années de trime. Aussi loin qu’il s’en souvienne, Arthur Jobin a toujours dessiné. Pourtant, personne ne l’y avait encouragé: né à Yverdon dans une famille d’artisans, il a multiplié les petits boulots pour parfaire sa formation. Chacun de ces métiers lui a pourtant appris un peu le sien: le tailleur se devine aujourd’hui dans les découpes d’aplats, le vendeur en droguerie a appris les pigments et les mélanges au rayon couleur, le machiniste d’architecture a appréhendé le dessin géométrique. Jobin a passé quelques années aussi à l’Ecole cantonale des Beaux-arts de Lausanne. Mais n’a pas fini sa formation : «Je suis totalement ascolaire », reconnaît-il. Ce qui ne l’a pas empêché d’être chargé plus tard du cours de sérigraphie à cette même école. Un enseignement qu’il a assuré de 1957 jusqu’à sa retraite en 1993: « Avec mes élèves, j’avais instauré un rapport d’amitié. J’ai beaucoup appris d’eux, autant peut-être qu’ils ont appris de moi. »

L’homme est une forte tête, mais il n’a pas la tête en l’air: il est si méticuleux qu’il a consigné dans un grand registre toutes les oeuvres qu’il a réalisées depuis 1939. Des pages et des pages noircies de sa petite écriture serrée. Sur la dernière ligne attribuée à chaque oeuvre, Jobin a mentionné son actuel propriétaire. Histoire, peut-être, de ne jamais perdre de vue ses enfants prodigues.
Le Jura. – L’homme est donc né à Yverdon. Mais que fait un Jobin aussi bas sur la carte de la Suisse romande? L’ artiste a été le premier à se poser la question. Sa mère est vaudoise, son père de Saignelégier – évidemment. Il a creusé sous l’arbre généalogique pour retrouver ses racines jurassiennes, pas trop profondément enfouies: «Je me sentais comme un émigré de la deuxième génération, tout en étant très Vaudois » . Jobin est donc monté aux Franches-Montagnes, a loué une ferme pour y avoir un pied-à-terre, s’y est vite fait des amis aux abords du Café du Soleil. C’était dans les années septante. Y régnait une fièvre de création. Et même si son cheminement artistique est très personnel, Jobin s’est piqué là-haut d’un peu de corporatisme: à la création du canton de Jura, Arthur Jobin a contribué à la mise sur pied de la section cantonale de la Société des peintres, sculpteurs et architectes suisses. Depuis 1972, il lui arrive de temps en temps d’exposer dans le Jura. Et pour l’Ecole professionnelle de Porrentruy, il a réalisé l’ une de ses rares sculptures monumentales en 1989.¨

La couleur. – Elle est indissociable de la forme dans l’ oeuvre de Jobin. Mais c’est la couleur qui confère au spectateur de ses créations le premierchoc. Leur luminosité éclate d’autant plus que l’ artiste maîtrise à la perfection ses deux techniques de prédilection: la sérigraphie et l’ acryl sur toile. La première est une technique d’estampe qui préserve au maximum l’intensité des couleurs grâce au mode d’impression : la peinture est déposée sur le support à travers une gaze (tamis), et non pressée comme dans d’autres techniques de gravure. Quant aux grands tableaux, Jobin applique l’acryl avec méticulosité sur la toile, superpose au moins quatre couches avec une rigueur d’horloger afin que les traces du pinceau ne se voient pas. Jobin est l’ ennemi de la peinture-matière. Chez lui , l’illusion doit être parfaite. La main de l’artiste doit s’effacer pour mieux faire goûter au rêve. La surface peinte excite l’oeil jusqu’à ce que la contemplation ne suffise plus. Les couleurs de Jobin, on a envie de les caresser.

L’oscillation entre rêve et rigueur est permanente. Sa palette contient sept couleurs, pas une de plus. La gamme court du violet à l’orange, accepte la non-couleur noir, mais rejette le jaune. Ne lui demandez pas pourquoi . Sa palette s’est construite de façon instinctive. Elle a évolué depuis vingt ans. Froide sous l’ influence de Piet Mondrian (qui n’ utilisait que magenta, cyan et jaune), elle s’est adoucie et réchauffée pour quelques fantaisies poétiques au cours des années: le violet par exemple s’y est ajouté. C’est ensuite dans la combinaison des couleurs que Jobin brille. N’ignorant rien des traités de Goethe ou de Newton, l’artiste s’est s’ inspiré de la théorie pour peindre avec le coeur. En sismologue chromatique, Jobin joue à provoquer les chocs visuels. Prenons le magenta et l’orange. Leur juxtaposition presque insoutenable pour l’oeil provoque une vibration troublante. Jobin applique les constatations séculaires : une couleur est exaltée par la proximité optique de sa complémentaire; deux couleurs quelconques juxtaposées s’enrichissent chacune de la complémentaire de l’autre: si deux couleurs rapprochées sont ces couleurs chaudes (le rouge et l’orangé par exemple), la coloration apportée par leur complémentarité réciproque les refroidit.

La forme. – Depuis 1969- registre en main – Jobin inscrit des cercles dans des carrés. Méthodiquement, presque machinalement – c’est son côté ouvrier. Mais de cette base sommaire, il a construit d’innombrables variantes: le cercle touche en tangente une droite ou un autre cercle, se fend en son milieu d’un fourreau tracé à la règle et au compas. Jusqu’il y a peu, la symétrie était toujours respectée.

Actuellement, Jobin s’est mis à morceler l’espace, à zoomer sur des portions du sacro-saint disque de base, décompose aujourd’hui des symétries d’hier comme des puzzles à reconstruire. Mais l’idée est toujours la même. Ceux qui croient Jobin géomètre rationnel se trompent. Pour la forme comme pour la couleur, l’artiste est guidé par ses rêves. Il n’a pas encore épuisé toutes les symboliques du cercle: tantôt graine fendue, tantôt astre plein, tantôt ovule fécondé, les fantasmes de Jobin ne regardent que lui: «Je ne peins pas des oeuvres de dialogue, mais des oeuvres de présence ». A chacun, de l’auteur et du spectateur, de gérer le silence comme il l’entend.

Cependant, Jobin concède une trace de son monde dans le titre qu’il donne à ses sérigraphies. Ses cercles inscrits portent tous l’étiquette d’«Emblèmes». Jobin est passionné d’héraldique. Enfant, il écarquille les yeux devant les blasons des chevaliers médiévaux, se plonge dans l’histoire des drapeaux, ces marques de l’identité individuelle ou collective. Mais pour qui ou pour quoi l’artiste s’échine depuis près de trente ans à confectionner des emblèmes? Pour quelle cause part-il chaque jour en croisade? Jobin se referme comme un enfant gardant ses secrets: « Je peins des emblèmes pour un pays qui n’existe pas. C’est le signe graphique qui m’intéresse davantage que sa signification ». Les critiques, encore une fois, ont intérêt à la fermer.

L’oeuvre. – La dimension poétique de l’ oeuvre d’ Arthur Jobin le distingue du mouvement constructiviste à la Mondrian qui l’a évidemment influencé. Mais il se sent plus proche, dit-il, du géométrisme du sud tel qu’il se pratiquait il y a une vingtaine d’années en Italie ou en Espagne, plus lyrique que l’art concret zurichois par exemple. Enfin – différence fondamentale – les constructivistes n’admettaient pas le cercle, base des travaux de Jobin.

Quand on lui demande qui furent ses peintres fétiches dans l’histoire de l’art, Jobin cite Utrillo et Picabia avant Mondrian. Jusqu’en 1948 – cette fin de guerre ou la peinture de toute l’Europe entame une longue période de remise en question – l’artiste est resté sous l’ influence des impressionnistes, qui lui ont appris la lumière et le dessin. Quelques paysages à l’huile et aux traits vigoureux l’attestent. Il fut aussi un adepte du cubisme comme le laissent comprendre des dessins de nus et des peintures des années 50. Mais le style personnel de Jobin se révèle avec l’abstraction. On dit qu’ il fut l’un des premiers peintres à exposer des oeuvres non-figuratives à Lausanne. Ses périodes antérieures doivent être comprises comme un apprentissage à l’abstraction, rien de plus.

La porte de l’atelier a claqué. Fey frémit dans le froid. Au bord de la route cantonale, les panneaux de signalisation à peine sortis du brouillard cognent mon regard encore ébloui des emblèmes de Jobin. Me suis mis à rêver, comme lui, d’un monde où le cercle rouge ne signifierait plus l’interdiction .
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Christine Salvadé/1996
Licenciée en lettres, journaliste au Nouveau Quotidien.
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